Fabienne Morand

Fabienne Morand

Journaliste RP Freelance, Vaud, Suisse

Enquête

La moitié d’une vente part à l’Etat

AGRICULTURE Un arrêté du Tribunal fédéral crée des injustices au sein des familles.

Article paru le 5 mai 2014 dans La Côte. Textes: Fabienne Morand. Photos: Samuel Fromhold/Cédric Sandoz. PDF

Emprunter à la banque ou vendre la totalité de son patrimoine pour payer ses impôts.C’est la situation à laquelle doivent faire face les personnes qui vivent de la terre et qui souhaitent, notamment, transformer leur bâtiment en appartements ou vendre une parcelle située en zone constructible. Un casse-tête et des situations parfois dramatiques engendrées par un arrêt du Tribunal fédéral (TF) prononcé le 2 décembre 2011. Pourtant, la loi n’a pas changé, mais son interprétation oui. Désormais, une fortune commerciale (exploitation du sol) qui passe en fortune privée (après une vente, construction de logements ou transformation) est soumise à l’impôt sur le revenu qui s’élève à 40%, alors qu’avant elle l’était sur le gain immobilier, soit à 7% sur Vaud dès une durée de 24 ans de possession. Ce à quoi viennent s’ajouter 10%pour l’AVS. La moitié de la somme de la vente tombe ainsi dans les caisses de l’Etat.

Différences selon le métier
«Le TF a voulu restreindre l’impôt sur le gain immobilier aux immeubles qui sont soumis au droit foncier rural et tout ce qui se trouve en zone à bâtir n’est pas soumis à ce droit. Le juge ne s’est pas soucié des inégalités qu’une telle décision peut engendrer. Comme ce n’est pas un changement, mais une réinterprétation d’une loi, toutes les opérations qui étaient en cours y sont soumises et, donc, les personnes doivent passer à la caisse», détaille Daniel Gay, juriste à Prométerre, qui voit de plus en plus de tels dossiers s’accumuler sur son bureau.

«Ils ont complètement disjoncté au TF, lâche-il très remonté par cet arrêt. Imaginez une parcelle d’un seul tenant qu’un frère et une soeur ont hérité. L’agriculteur qui exploite sera imposé sur le revenu, donc taxé à 40%, et l’autre, qui est médecin par exemple, sera soumis au gain sur l’immobilier, soit à 7%; alors que le projet est identique, voire même inclus dans un plan de quartier. La seule différence réside dans leur métier.» En cas de copropriété, la même différence de taxation s’appliquerait selon si le bien est placé dans la fortune commerciale ou privée. «Je n’ai encore jamais vu ce cas, mais ce serait pire puisqu’il s’agit du même immeuble», réagit Daniel Gay.

Une motion pour espoir
Actuellement, aucune solution ne semble exister, si ce n’est d’attendre. Tous espèrent que la motion déposée au Conseil national le 14 mars 2012 par Leo Müller (PDC/LU), et qui demande un retour à la situation d’avant l’arrêt du TF, soit acceptée par le Conseil des Etats qui doit se prononcer cette année, probablement à la rentrée de septembre, si ce n’est pas encore repoussé. Une autre possibilité est de passer au système moniste (par opposition au dualiste, à l’exemple des Vaudois) comme c’est le cas dans les cantons de Berne, Jura, Tessin, Bâle, Schwyz,Nidwald et Uri, où aucune distinction n’est effectuée entre un immeuble appartenant à la fortune commerciale et un à la fortune privée. Trois agriculteurs de La Côte directement concernés par cet arrêt du Tribunal fédéral ont accepté d’évoquer leur situation.

CAS DE FIGURE TYPES
Vente ou donation L’agriculteur doit verser 40% de sa vente aux impôts et 10% à l’AVS. Idem en cas de donation à ses enfants non-agriculteurs, même s’il n’y a pas de transaction financière.
Cessation d’exploitation (retraite) Les biens commerciaux passent en fortune privée et sont taxés à 40% (+10% d’AVS), même s’il n’y a pas d’entrée d’argent.
Transformation Le revenu des locations sont classés en fortune privée. La valeur de l’immeuble est imposée à 40% (+10% d’AVS).

IMPOSE SUR UN PROJET DE VENTE ET UN AUTRE DE TRANSFORMATION
Pascal Ansermet a 57 ans et habite à Chéserex où il gère l’exploitation agricole qu’il a repris de son père. Depuis quelques années, il planifie sa succession. Ses trois filles, nées entre 1983 et 1987, ont choisi d’autres voies professionnelles, mais un de ses neveux est intéressé à reprendre et a déjà son CFC d’agriculteur. En 2000, Pascal Ansermet construit une nouvelle ferme à l’extérieur du village où sont logées ses vaches allaitantes et tout le matériel nécessaire à son domaine. Pour cela, il a vendu une petite parcelle au centre du village et emprunté à la banque.
Friche agricole en devenir
Actuellement, il lui reste son ancienne ferme, soit deux ruraux situés de chaque côté d’une route et entourés d’habitations. «Je souhaite vendre l’un, pour pouvoir rembourser le reste de mes dettes, afin de remettre une exploitation correcte à mon neveu. Je compte aussi sur l’argent de la vente pour payer les transformations dans l’autre bâtiment et ainsi assurer une retraite à ma femme et moi. Celui dans lequel j’habite déjà et où il serait possible de construire cinq logements en plus. Avec cet arrêté du Tribunal fédéral, je vais me retrouver avec la moitié de mes biens à verser aux impôts», déplore-t-il. Etant soumis une fois à la vente et une fois à la transformation, Pascal Ansermet serait donc imposé à quelque 40% plus 10% pour l’AVS dans les deux cas. C’est comme si le résultat de sa vente allait directement dans les caisses de l’Etat. «L’idéal pour nous, ce serait que nous devenions tous des monistes à 15%. Mais là, on prend une certaine catégorie de la population et on la presse comme des citrons, image-t-il. Si j’avais su, j’aurais cotisé pour mon 2e pilier il y a déjà 25 ans.Mais comme tout agriculteur, mon second pilier est le capital de mon chédail et cheptel. Mes bénéfices vont désormais pour ce second pilier et je n’investis plus dans mon domaine.» Celui qui se définit comme optimiste de nature, ne cache pas être fâché par cette décision. «Nous avons maintenu notre patrimoine et maintenant on doit le dilapider à l’Etat», lâche Pascal Ansermet. Sa solution: attendre. Surtout la réponse à la motion en cours au Parlement.


IMPOT MENSUEL PLUS ELEVE QUE LE REVENUE ANNUEL
«Je me suis frotté les yeux pour voir si la virgule n’était pas mal placée», raconte Jean-Charles Christinet, de Signy.Afin de s’offrir une retraite convenable avec sa femme, cet agriculteur de 70 ans a transformé sa vieille ferme en appartements. Le premier est terminé en 2008, le dernier en 2012. En juillet 2013, il reçoit une facture de 640 000 francs d’impôts sur ces transformations. Ce à quoi s’ajoutent 175 000 francs d’IFD (impôt fédéral direct) à payer. Additionné et divisé par douze, cela représente quelque 68’000 francs par mois à verser au fisc. «C’est impossible, surtout quand on sait que notre revenu annuel tournait autour de 50 à 60 000 francs, 70 000 francs les très bonnes années, lâche-t-il. Je pensais être taxé sur une vente, mais pas sur des transformations. Le plus bizarre, c’est que je ne sais pas sur la base de quoi ce montant a été calculé.» Une facture énorme pour quelqu’un qui vivait, avec l’aide de sa femme, de son petit domaine de 13 hectares et qui aujourd’hui verse déjà environ 2000 francs d’impôts par mois.
L’arrêté fédéral n’étant pas une nouvelle loi, mais une autre interprétation, les projets qui se sont terminés après le 2 décembre 2011 se retrouvent alors taxé à 40% au lieu des 7% qui prévalaient jusqu’alors. Le couple a découvert cette subtilité lorsqu’en juillet 2013, soit quasi en même temps qu’ils ont reçu la facture, ils décident de prendre une fiduciaire, afin de procéder correctement avec la déclaration des loyers et leur statut d’agriculteurs retraités. Celle-ci décline, trouvant la situation trop complexe. Aujourd’hui, c’est une personne spécialisée en fiscalité immobilière qui tente de trouver des solutions.
En parallèle à tout cela, Jean-Charles Christinet est en discussion avec ses soeurs à propos de l’avenir de la maison de leur maman. Ils prévoient de partager la parcelle en deux. «Mais rien que pour tirer un trait sur un plan de cadastre, il a été estimé que je devrais verser quelque 2 millions aux impôts, sur quelque chose de fictif, finalement», précise-t-il.
En vendant la totalité de son patrimoine, sur laquelle l’Etat ponctionnerait 40%+10% pour l’AVS, le couple pourrait payer les factures en suspens. Mais il ne lui resterait plus d’habitation et environ 500 000 francs pour le reste de leur vie.
«Ça nous a fichu un coup au moral, avoue-t-il. Nous avons pris l’habitude d’en parler, malgré la pudeur propre aux agriculteurs. En partageant notre cas, il est déjà deux fois moins lourd.» Pour l’instant, aucune facture n’a été payée.


LA DONATION TOMBE SOUS LE COUP DE L’ARRET DU TF
Vigneron-tâcheron et fermier à Mont-sur-Rolle, Pierre-André Meylan, 60 ans cette année, et sa femme Françoise prévoyaient de construire une maison avec deux appartements sur une parcelle de 700m2. Une leur appartenant et située en zone village, à Essertines-sur-Rolle. Le projet est d’y vivre avec leur fille; le fils reprenant le poste du papa et donc le logement actuel. Il y a cinq ans, le couple Meylan entame les démarches pour organiser sa retraite. Aujourd’hui, tout est prêt: le nouveau plan d’affectation est établi, le prêt à la banque est accordé, les plans sont signés, il ne reste plus qu’à mettre à l’enquête.
Souhaitant effectuer une donation de la parcelle à leur fille, Pierre-André et Françoise Meylan en discutent avec un notaire. Ce dernier les met en garde:
même s’il n’y a pas de transaction d’argent, la donation tombe aussi sous le coup de l’arrêt du Tribunal fédéral et le couple devra verser 40% de la valeur aux fisc, plus 10% à l’AVS. «Nous avons demandé une estimation du montant aux impôts nyonnais qui ont transféré le dossier plus loin car trop complexe. Aujourd’hui, nous en sommes là et attendons», explique-t-il. «Nous croyons encore à notre projet, souligne Françoise Meylan. Nous ressentons un sentiment d’injustice, car nous avons travaillé toute notre vie pour ça. Si nous avions des milliers de mètre carrés, je peux comprendre, mais là, ce n’est pas dans une optique de spéculation.» Et lui d’ajouter: «C’est notre but de vie de paysan d’avoir notre maison pour la retraite. Il s’agit de notre deuxième pilier.»
Si le montant est trop élevé, ils ne payeront pas, abandonneront certainement leur rêve et devront prendre un appartement ailleurs.